“La sociologie du corps” de David Le Breton

 

Mon verdict

“La sociologie du corps” amène des idées intéressantes sur la pensée de notre corps mais échoue à fournir une oeuvre complète à cause d’un style trop verbeux et d’une pensée trop éclatée.
5/10

 

David le Breton est un célèbre sociologue français ayant énormément écrit sur la représentation du corps humain. « La sociologie du corps » date de 1992 pour la première édition et de 2021 pour sa 10ème.

Le livre est constitué de six chapitres.

I. Corps et sociologie : les étapes

Le premier est consacré aux trois différentes sociologies qui s’intéressent au corps :

-          la sociologie implicite du corps qui ne s’arrête pas vraiment sur ce dernier.

-          La sociologie en pointillé qui ne fait pas les liens entre les différentes analyses qu’elle produit.

-          La sociologie du corps qui établit et lie les logiques sociales et culturelles du corps.

Bon, on va être honnête, je n’ai pas capté grand-chose à ce chapitre.

Par contre, j’ai adoré la référence à Robert Hertz, un anthropologue du début du 20ème siècle, pour qui l’utilisation massive de la main droite est culturelle et non pas biologique. Le langage condamne le gaucher avec des expressions tels que « passer l’arme à gauche », « se lever du pied gauche », « avoir deux mains gauches ». On oppose adroit et gauche, on parle de droiture pour qualifier une personne loyale…

Ainsi, dans le domaine religieux, la droite est reliée au sacré tandis que la gauche est reliée au profane. Ainsi, chez les musulmans, la main droite est utilisée pour les tâches qualifiées d’honorables comme manger ou saluer tandis que la main gauche est utilisée pour les tâches qualifiées d’impures comme se moucher ou faire ses ablutions.

 

II. A propos de quelques ambigüités

L’auteur discute des erreurs théoriques quand on parle du corps dans ce deuxième chapitre. L’idée qui a attiré mon attention est que l’occidental a séparé l’homme de son corps à son détriment. La phrase suivante le montre avec une certaine beauté :

« Ainsi, le corps n’est pas seulement une collection d’organes et de fonctions agencées selon les lois de l’anatomie et de la physiologie. Il est d’abord une structure symbolique, une surface de projection susceptible de rallier les formes culturelles les plus larges. »

David Le Breton défend ainsi l’idée que dans les communautés où les gens sont proches, le corps ne fait qu’un avec la personne car le corps est le moyen de socialisation de par les tâches qu’il permet de compléter pour aider le groupe ou pour interagir avec les autres. Dans une société occidentale massive et individualiste, l’individu se réfugie sur soi, perd son corps qui est son outil de socialisation et se coupe au final de lui-même.

 

III. Données épistémologiques

J’avoue ne pas avoir capté pourquoi l’auteur parle de données épistémologiques, c'est-à-dire de données sur l’étude des sciences. Il continue son propos sur la séparation du corps et de l’individu d’une manière qui m’a plu.

Tout d’abord, il précise qu’il y a une variabilité de l’intelligence que l’on créé sur le corps d’une culture à une autre et d’un groupe à un autre. Il repousse ensuite vigoureusement encore une fois la séparation de l’identité de l’être et du corps. Il pense que chaque individu est un acteur qui incarne son corps.

Avant d’aller plus en avant, je dois faire un crochet par Edward T. Hall qui a écrit notamment « la dimension cachée » où il expose comment l’homme gère son espace dans ses interactions sociales et le temps dans les interactions verbales. C’est lui qui a introduit le terme de proxémie sociale que David le Breton utilise et qui se définit ainsi :

« L’ensemble des observations et théories que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique ».

David Le Breton explique ainsi que le corps s’efface dans la proxémie sociale occidentale. Il prend l’exemple des ascenseurs et des transports en commun où l’on veut éviter le rapport du corps avec l’autre. On est réticent à toucher et être touché. Cela va également de pair avec la gêne des réactions du corps : pets, rots, gargouillis. Il finit en disant que c’est pour cette raison qu’il peut y avoir des difficultés d’interactions avec des étrangers car ces derniers peuvent avoir des coutumes différentes par rapport à cette proxémie sociale. Chose qui est très bien expliqué dans le livre d’Edward T.Hall.

De la même manière, le handicap est une gêne dans notre société car le corps de la personne handicapée ne s’efface pas dans l’interaction.

 

IV. Domaines de recherche 1 : logiques sociales et culturelles du corps.

Ce quatrième chapitre est l’occasion de lister les différentes techniques et moyens du corps :

1.        Les techniques du corps : il s’agit des modalités d’action, des séquences de gestes et des synchronies musculaires en vue d’une finalité précise.

2.        La gestuelle est la mise en jeu du corps lors des rencontres entre les acteurs.

3.        L’étiquette corporelle diffère de la gestuelle car elle agit dans un contexte selon le groupe social dans lequel l’acteur évolue.

4.        L’expression des sentiments : alors qu’on pourrait croire que les sentiments s’expriment librement. Ils sont complètement codifiés socialement. L’auteur cite une étude sur des patients juifs, italiens et américains. Les deux premiers ont une forte sensibilité à la douleur et n’ont pas honte de s’exprimer à ce sujet. Les italiens vont se calmer dès que la douleur immédiate est tue sans se soucier du mal qu’elle cache. Les juifs restent anxieux car ils restent angoissés par le mal renfermé dans la douleur. Les américains restent stoïques face à la douleur et s’abandonnent passivement aux équipes médicales auxquelles ils ont une confiance aveugle.

5.        Les perceptions sensorielles : alors que l’on peut penser que les sens sont innés. Il y a sans aucun conteste une énorme part culturelle. Ainsi, des produits désagréables à la première consommation comme la cigarette, la marijuana, l’alcool, les huitres ou un fromage fort deviennent acceptables car on plie son expérience au modèle sensoriel offert par ses compagnons.

6.        Les techniques d’entretiens sont les pratiques d’hygiène et les relations au sale et au propre. La société occidentale est marquée par le modèle médical. Il s’agit également des techniques de soin dont le corps est l’objet : coiffure, soin du visage, manucure…

7.        Les inscriptions corporelles sont des marquages sociaux et culturels du corps qui peuvent être atténués : coiffure, rasage, maquillage et tatouage. A l’inverse, ils peuvent être plus invasifs avec des cicatrices, modelage des dents, infibulation, scarification, allongement du crâne ou du cou, déformation des pieds, allongement du lobe des oreilles…

8.        L’inconduite corporelle qui est la totalité des traductions physiques variées des maladies, folies ou détresses.

  V. Domaines de recherche 2 : les imaginaires sociaux du corps

David le Breton y parle de représentations du corps, du sexe et du genre. Mais j’ai beaucoup aimé la partie des valeurs du corps. Il introduit le sujet en disant que le corps est un support de valeurs et que selon lui, les pieds sont la plus basse valeur dans nos sociétés car ils sont peu investis. J’ai été surpris de ce constat et il n’a pas fourni plus d’explication que cela. D’autant plus que derrière, il dit que les pieds sont notre contact à la terre et notre enracinement au monde. Je l’ai trouvé plutôt contradictoire sur le coup.

Il avance ensuite une réflexion très intéressante sur la noblesse des organes : les poumons et le cœur sont nobles tandis que le rein, le ventre ou le sexe seraient plus « gauches ». Enfin, le visage a la valeur la plus élevée car il est l’organe le plus investi et constitue notre rapport aux autres. Il cristallise notre identité. C’est un drame lorsqu’il est défiguré. Au même titre que le sexe. C’est intéressant d’ailleurs de voir que le sexe est l’un des organes les plus investis avec le visage mais que ces derniers ne sont pas nobles pour autant.

Enfin, la dernière pensée intéressante de ce chapitre concerne l’objectification du corps et de ses parties à cause des greffes chirurgicales. En voyant le corps comme une somme d’unités, on en vient à perdre la valeur morale du corps et à gagner une valeur technique et marchande d’une partie du corps. Il l’explique à merveille avec cette citation à la page 113 :

« On assiste à la prise à la lettre de la métaphore qui amène aujourd’hui à faire du corps humain un matériau disponible. Mais à travers les avancées rendues possibles par cette distinction ambiguë de l’homme et du corps, et par l’assimilation mécanique du biologique, plus le corps perd sa valeur morale et plus s’accroît sa valeur technique et marchande. Le corps et ses constituants se muent en une matière première précieuse et rare, car soumise encore à une clause de conscience et à un débat dans le champ social. La structure composant le corps humain se décline en matériaux entrant pour la plupart d’entre eux dans le registre de la possession, ils sont assimilés à des biens patrimoniaux de l’individu. »

Les deux derniers chapitres sont respectivement « VI. Domaines de recherche 3 : le corps dans le miroir du social » et « VII. Statut de la sociologie du corps ».

Je n’ai rien à dire d’intelligent à leurs propos donc nous allons directement sauter à la conclusion de cette fiche de lecture où je vais vous confier mon ressenti.

 

Conclusion

Ce livre a été une lecture correcte. Plusieurs choses m’ont gêné :

-          L’auteur se cite beaucoup. Ca perturbe le rythme de lecture et je n’en ai pas vu réellement l’intérêt. De plus, je me disais que soit, ça faisait preuve d’un peu d’égocentrisme, soit c’était triste que ce domaine soit aussi peu investi au point où David Le Breton soit obligé de se citer pour étayer ses propos.

-          L’auteur est beaucoup trop verbeux à mon goût. Je me suis demandé s’il avait une mauvaise plume mais il a des éclairs de génie. J’ai trouvé que son contenu était complexifié de manière non nécessaire.

-          David le Breton aborde des thèmes comme le handicap et le racisme de manière extrêmement superficielle en développant sa pensée sur à peine une page et en sautant immédiatement d’idée en idée. Je n’ai pas compris la valeur ajoutée de ces parties du livre car elles sont trop peu développées pour être intéressantes et ne font que perturber la lecture de l’œuvre.

Le deuxième point sera le principal reproche que je ferai à ce livre et demeurera mon interrogation majeure : suis-je sous-outillé intellectuellement pour comprendre et accéder à la pensée de David Le Breton ou a-t-il simplement mal écrit nombre de ses propos ?

Ces réflexions sont toujours difficiles à mener quand on lit un auteur qui fait autorité sur un domaine et que l’on ne le comprend pas. Dans certains cas, en revenant plus tard sur le livre, on en absorbe toute la valeur absolue comme j’ai pu le faire avec Tudor Bompa dans « Periodization training for sports » qui est aujourd’hui l’un de mes livres préférés.

D’autres fois, le livre reste perdu à jamais en termes d’accessibilité.

 

Néanmoins, je suis heureux d’avoir lu ce livre par rapport à plusieurs choses :

-          Des concepts d’autres auteurs que David le Breton a articulés autour de sa réflexion personnelle et qu’il m’a rendu plus accessibles comme la proxémie sociale d’Edward T. Hall ou la réflexion sur la gauche et la droite de Robert Hertz.

-          La caisse à outils que représente son listing des techniques et moyens du corps.

-          Ses pensées variées sur le « corps effacé » dans la sphère publique, notre répulsion des émanations de notre corps et la perte de valeur morale de notre corps au profit d’un gain d’une valeur marchande.

Pour toutes ces raisons, le livre de David Le Breton « La sociologie du corps » ne restera pas comme une lecture choc dans mon esprit mais a nourri incontestablement ma réflexion sur l’humain et son rapport au corps.